L’énigme de la lagune
On retrouve un caractère récurent dans légende de Paititi ainsi que chez de très nombreux chroniqueurs : la présence d’une lagune autour de la montagne sur laquelle se trouve Paititi. De cette lagune partait selon certaines versions un chemin en dalles de pierre noire qui permettait d’accéder au cœur de la cité.
Hors force est de constater que contrairement à tous les autres éléments mentionnés dans la légende, il n’y a pas de lagune à proprement parler sur le site. Comment expliquer cela ? Tout d’abord, il faut comprendre, et le cas n’est pas isolé, que sur ce point une faille de traduction a depuis l’origine induit les espagnols en erreur :
En effet, les indiens leur parlant de Paititi, qui vivaient au bord des rivières, avaient dans leur dialecte mille et un mots pour désigner les cours d’eau. Le mot « cocha » en quechua, est l’équivalent du terme « para » dans la langue des Tupi Caraïbes, ce qui signifie « grande eau » de manière générale. Chez les incas eux-mêmes « cocha » était un mot voulait dire beaucoup de choses, selon le contexte une grande « cocha » pouvait désigner la mer, mais tout aussi bien une lagune de grande dimension, un lac, des terres inondées, ou même un fleuve…
Illustration de cette confusion, une lagune désigne à l’origine une étendue d’eau saumâtre séparée de la mer par un cordon sableux, mais en pleine Amazonie on retrouve le terme un peu partout :
Le terme « Para », le concept de « grande eau » des Tupi-Caribe a donc été dans la plupart des cas traduit aux missionnaires ou conquistadores par des interprètes quechuas qui eux-mêmes désignaient déjà ce concept par un autre mot (cocha) au sens probablement légèrement différent, le tout sans avoir la moindre idée, puisque les traducteurs eux-mêmes ne connaissaient pas Paititi, de ce à quoi ils faisaient vraiment allusion. Les chroniqueurs n’ont pas pu saisir la multiplicité des sens de ce mot, et si dans ce contexte précis il signifiait lagune ou autre-chose. Revenons donc au concept originel de « grande eau », en gardant à l’esprit que la fameuse lagune peut donc désigner toute sorte d’étendue d’eau.
Des rivières contournent sur presque tous les côtés le massif rocheux de Paititi, ce qui sous bien des angles donne l’impression d’une montagne entourée d’une véritable douve, mais on reste encore assez loin d’une lagune de grande taille avec une « île-montagne » au milieu.
Blas Valera n’a pas représenté de lagune, mais il a bien dessiné des embarcations qui contournent la montagne, et naviguent vers la partie non protégée par la barre rocheuse, semblant être le seul moyen d’accéder au plateau. Dans la réalité, c’est également le cas : les parois du plateau sont partout extrêmement abruptes, sauf sur cette partie arrière, après la barre rocheuse. L’accès principal à la cité se serait donc fait par ce côté.
En 500 ans, l’eau vive des Andes et la végétation ont modifié les berges et il est difficile de discerner leurs contours antérieurs. Mais en étudiant la topographie en détail, deux zones me sont apparues comme étant des retenues d’eau quasiment naturelles, pouvant en tout cas être aménagées en construisant un barrage, ce qui était tout à fait à la portée des incas. Celle de gauche, ne nécessitant qu’un barrage de largeur très réduite, se trouve à l’endroit où arrivent les bateaux dessinés, et d’où part d’après mes observations un chemin important qui monte à la cité : elle pourrait bien avoir été la fameuse lagune.
Préférant rester très prudent avec les données indiquées par le logiciel, je n’ai tracé que l’étendue d’eau que les altitudes indiquées devraient naturellement créer. En réalité, la rivière doit se frayer un chemin dans une gorge étroite à l’endroit marqué d’un point rouge. Si on envisage un barrage profitant de la topographie des lieux, utilisant comme base solide des blocs de roche précipités dans la gorge depuis les deux montagnes adjacentes, on peut facilement arriver à une retenue d’eau longue de 5 kilomètres et large de 2 kilomètres environ, qui s’étendrait devant la seconde moitié de la grande barre rocheuse, et qui serait alimentée par la rivière contournant la montagne.
Cela restait à ce stade une spéculation, mais une possibilité intéressante. C’est en obtenant enfin une version du dessin de Blas Valera de meilleure qualité que j’ai noté un détail qui confère une toute autre dimension à cette hypothèse :
Images tirées du manuscrit Exsul Immeritus Blas Valera Populo Suo, Collection Miccinelli
Si cela ne représente pas une gorge entravée par des rochers, un barrage retenant de l’eau… Encore une fois, je n’en suis pas revenu, c’est comme si Blas Valera en personne guidait ma pensée et me fournissait ensuite les solutions… Ce barrage est bien dessiné sur l’arrière de la montagne, et a même été placé du côté de la rivière où je l’avais envisagé.
Etant donné la nature du terrain, il aurait créé une retenue d’eau de grande dimension, en tout cas assez importante pour mériter le nom de « grande eau ». On peut affirmer que son caractère artificiel aurait forcément marqué profondément les indiens de la forêt, qui n’auraient pas manqué de mentionner cette retenue d’eau extra-ordinaire, un peu à la manière dont nous décrivons les villes que nous découvrons par leurs plus impressionnants monuments.
On peut de plus ajouter que les chiriguanaes qui ont principalement renseigné les espagnols au sujet de Paititi (voir la suite), arrivaient au site, objectif de leurs raids, par ce côté depuis les sources du Manu, et devaient donc voir au premier plan cette grande lagune, puis derrière la montagne imposante, entourée de chaque côté par les rivières. Ils ne voyaient pas l’autre côté, et supposaient donc que la montagne était plantée au milieu d’une sorte d’immense lac.
Constatation très intéressante, je viens de m’apercevoir qu’une légende dans Google Earth donne bien à la rivière qui entoure Paititi le nom d’une lagune, et pas n’importe lequel : « Laguna Origen del Ma », soit je pense avec une petite faute « Lagune origine de la mer »… Ça en dit long d’une part sur le fait que cette boucle fluviale était bien considérée comme une lagune, et d’autre part sur son importance : l’origine de la mer, rien que ça… Et pour cause : Paititi se trouve dans la zone précise de la naissance de tous les plus grands affluents de l’Amazone. On sait l’importance de ce fleuve géant sur le continent sud-américain, et ce nom laisse penser que pour les indiens amazoniens, il prenait sa source à Paititi et remplissait ensuite l’océan Atlantique.
J’ai du prendre un peu de recul et de hauteur pour que l’ensemble apparaisse sous Google Earth, mais depuis le sommet de la dernière crête forestière (au premier plan), la vue sur la lagune et sur la montagne derrière devait être bien plus saisissante. Les dimensions sont colossales.
Ajoutez à cela le fait que les rares chiriguanaes qui sont parvenus lors de leurs raids à arriver jusque là ont dû décrire ce paysage oralement aux membres de leur tribu n’ayant pas vu le site, que la description s’est ensuite transmise de génération en génération pendant des centaines d’années (comme nous le verrons) avant d’arriver aux espagnols, puis les difficultés de traduction expliquées ci dessus, et vous obtiendrez la seule montagne de tout le continent à se trouver au centre d’un lac.
C’est ainsi que Gonzalo Solis de Holguin, celui qui a suivi le plus loin les chiriguanaes, depuis Santa-cruz en Bolivie jusqu’à la terre des « Toros » qui semble être au nord des plaines de Mojos, récolte des informations sur un grand seigneur régnant plus au nord encore, appelé Yaya, dirigeant un peuple habillé « comme nous » appelé « raqui » et armé de frondes « comme les indiens du Pérou ». Il apprend également que là où vit le Yaya, une grande lagune entoure une haute montagne.
La confirmation par les cartes
Le mystère de la lagune résolu, voyons dans quelle mesure cette caractéristique géographique, si souvent cité dans les descriptions, aurait pu nous aiguiller dès le départ sur la localisation de Paititi.
Je suis passionné de cartes anciennes. Si il y a bien une chose dont on peut se rendre compte immédiatement en les étudiant et en les comparant à Google Earth, c’est qu’elles sont absolument toutes fausses, et en général assez largement, c’est ce qui fait leur charme. On comprend en effet qu’à l’époque où elles ont été réalisées, les données précises manquaient cruellement, et que leurs auteurs essayaient de compiler au mieux des informations issues d’observations directes sur le terrain proche, de rapports plus ou moins clairs d’expéditions, et pour les zones restées vierges de toute exploration d’indications orales des locaux.
C’est ce dernier point qui m’intéresse.
Car malgré l’imprécision de ces informations probablement recueillies oralement à grand peine auprès des indiens de la forêt peu habitués à la rigueur cartographique, on peut tout de même discerner quelques indices utiles. On sait qu’ils connaissaient Paititi, et la décrivaient comme une montagne entourée d’eau.
Si un cartographe les a questionné sur son emplacement, c’est ainsi qu’il a du la représenter, en la plaçant dans un secteur indiqué par eux en prenant pour repères les grandes montagnes ou les fleuves importants.
Or, voilà ce que j’ai remarqué sur plusieurs cartes :
On peut noter la représentation d’un lac avec une île au milieu, appelé « Tibiari ». Le cours des fleuves est complètement faux, étant donné que la zone a été très peu voir pas du tout explorée par les espagnols en 1597. Cependant on peut tout de même reconnaître le haut bassin du Madre de Dios/Madeira en dessous, et le haut bassin de l’Ucayali au dessus, dont le bras le plus méridional est l’Urubamba. Les deux hauts bassins ne sont en réalité pas reliés comme sur la carte, mais on peut penser qu’à l’époque le rio Manu semblait les faire communiquer. Enfin, l’emplacement de Cusco et du Titicaca rendent la chaîne de montagne voisine de Pantiacolla identifiable.
Aucun lac dans la région située entre ces quatre repères n’existe sur les vues satellites, ce qui laisse penser que l’indication fut orale. La représentation d’une île fait clairement penser à l’idée de Paititi que se faisaient les indiens de la forêt. Et en effet, Paititi se trouve bien dans cette zone.
J’ai effectué de longues recherches sur le terme « Tibiari », pour trouver finalement dans un ouvrage ancien qu’il correspondait au nom d’une tribu sur laquelle je n’ai pu réunir aucune information. En Guarani, « Ari » signifierait « au dessus » ou « sur », mais je n’ai pas trouvé à quoi « Tibi » pouvait renvoyer étymologiquement. Je ne suis d’ailleurs pas persuadé que l’origine du terme soit Guarani…
Une carte bien postérieure représente également deux lacs dans cette zone demeurant encore mal documentée, toujours associés à la source d’une rivière, comme Paititi l’est dans la légende.
Je ne m’avancerai pas trop sur la réelle correspondance du lac Tibiari avec Paititi, et considère seulement qu’il s’agit d’une hypothèse, en essayant de me mettre à la place d’un cartographe de l’époque, complétant ses observations avec des sources orales.
Je peux cependant constater que Paititi se trouve effectivement dans la zone en question, et est même particulièrement proche d’un des deux lacs/sources indiqué sur la dernière carte.
Fait très intéressant, encore de nos jours sur Google Earth, en activant les noms des fleuves, on se rend compte que la rivière qui entoure Paititi est légendée comme : « Laguna Origen del Ma », ce qui je pense avec une petite faute signifie « Lagune Origine de la Mer ». Et en effet, on constate que Paititi est précisément dans la zone où le Ucayaly et le Madre de Dios prennent tous deux leur source, sans oublier le Purus et le Jurua la prennent tout près également. Ce sont les quatre plus grands affluents de l’Amazone, qui aurait alors été vue par les Indiens ou Incas comme le fleuve qui remplissait la « Mer », c’est à dire l’océan Atlantique, avec l’eau des environs de Paititi… Ceci expliquerait que cette lagune soit si connue et si souvent cité d’un bout à l’autre du continent.
Il existe une autre carte bien connue de tous ceux qui s’intéressent à Paititi, et qui est censée indiquer beaucoup plus explicitement l’emplacement de cette cité :
Elle a été réalisée par un jésuite au XVII ème et est conservée au Musée Ecclésiastique de Cusco. Pendant très longtemps, j’ai considéré cette carte comme une fantaisie, la concrétisation illustrée des fantasmes espagnols sur le royaume de Paititi, basée sur aucune information fiable. Ce premier jugement était en grande partie dû au fait qu’elle ne correspond à aucun lieu existant et suscite donc des dizaines d’interprétations abracadabrantes, mais aussi que son texte pour le moins mystérieux la rend obscure et bien trop sujette aux interprétations ésotériques.
Dans le cadre, on peut lire : « Coeur du Coeur, terre indienne de Paititi dont les habitants s’appellent indiens (avec un jeu de mots in-dios : en Dieu), tous les royaumes ont une frontière avec lui, mais lui n’a de frontière avec aucun ». En haut à l’intérieur : « Voici les royaumes de Paititi, où se trouve le pouvoir de faire ce que l’on souhaite, où le riche ne trouvera que nourriture et le poète seulement sera en mesure d’ouvrir la porte, scellée depuis toujours par l’Amour le plus pur ». En bas, sur ce qui semble être une colline : « Ici peut être vu sans détour la couleur du chant des oiseaux invisibles »
J’ai donc méprisé cette carte pendant très longtemps, mais récemment, je suis retombé dessus juste après avoir lu les travaux de Laura Laurencich, la chercheuse spécialiste de Blas Valéra et des manuscrits de ce dernier. En regardant cette carte, une étrange impression de déjà vu m’a saisi : la typographie, le style des dessins (soleil), l’utilisation de rouge et de noir… Tout cela ressemble étrangement au travail du Père Blas Valera et de son acolyte le frère Gonzalo Ruiz. Mes soupçons se sont accentués du fait que cette carte soit d’origine jésuite, datée du XVIIème, et signée ainsi :
Le « B » est bien visible, et m’a fait penser à l’initiale de Blas Valera, le « G » qui l’entoure serait l’initiale de Gonzalo Ruiz. Le caractère spirituel et très idéaliste du texte me rappelle également par bien des aspects à l’utopie chrétienne qu’ils voulaient mettre en place à Paititi.
Tout cela fait vraiment trop de coïncidences, et je pense être dans le vrai. Or si il y a bien deux personnes qui en savaient long sur Paititi, grâce à leurs contacts privilégiés avec la nobles de Cusco et leur parti pris pour le sauvetage des incas persécutés, c’était ces deux hommes. La carte indiquerait-elle bel et bien l’emplacement de cette cité ?
Je me mis à la recherche intensive de tout ce qui pouvait correspondre de près ou de loin au tracé de ces fleuves et montagnes sur Google Earth et sur les cartes anciennes, prenant en compte les défauts de la cartographie de l’époque. Mais encore une fois, je n’ai trouvé aucun fleuve qui aurait pu être représenté comme cela, et encore moins dans la zone où j’ai trouvé Paititi.
En réfléchissant à ce que je savais sur Blas Valera, je me rappelai alors d’une chose : le projet qu’il comptait mettre en place à Paititi était hautement secret et dangereux, car en totale contradiction avec les intérêts espagnols gouvernant la région. Toutes les traces écrites qu’il a laissé en rapport avec cette cité sont cryptées, ont deux ou trois lectures possibles, afin de cacher autant l’existence du projet que la localisation de la cité. Jamais avant cette carte il n’avait mentionné ce nom si dangereux de Paititi, hormis sous forme de tocapus, l’écriture secrète des incas, illisible pour les espagnols.
Jamais il n’aurait pris le risque de laisser une telle carte indiquant Paititi dans la nature. Ou du moins, comme ses autres écrits en la matière, pas sans la coder. Quel code aurait-il utilisé ? Je suis parti sur quelques pistes avant de trouver la réponse. Elle m’est venue en constatant que Blas Valéra, dans la double représentation de Paititi de Exmul Imeritus qui m’a permis de trouver la cité, s’était servit de la transparence du papier pour tracer la même montagne vue de derrière. Et si cette carte était destinée à être lue en la retournant, à la lumière de la flamme d’une bougie, en utilisant la transparence du support en parchemin?
Un simple « retourner horizontalement l’image » fait alors apparaître une toute nouvelle carte, parfaitement cohérente :
Je reprends mes recherches, et le résultat cette fois-ci me saute aux yeux immédiatement :
Le haut bassin du Madre de Dios. C’est la seule correspondance.
Ses quelques incohérences comme les montagnes basses représentées entre le rio de las Piedras et le rio Manu, ou dans le tracé des rivières, viennent très probablement des difficultés de représenter un terrain d’après des indications orales, sans l’avoir jamais vu.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : Les cartes de l’époque, début 17eme, étaient comme on l’a vu loin d’être parfaites, les zones qu’elles représentaient n’ayant pas été explorées. Celle-là s’avère au contraire en comparaison étonnement précise, pratiquement juste par rapport aux vues satellites, une grande première pour l’époque qui confirme encore une fois les sources locales privilégiées de Blas Valera. Hormis la disposition générale qui ne correspond qu’au Madre de Dios, certains éléments sont particulièrement probants, notamment la forme du parcours de l’affluent à gauche de la montagne, avec cette boucle caractéristique.
Fait très intéressant, on retrouve comme sur les autres cartes une île représentée au sud du Rio Manu, qui se veut représenter Paititi : En effet, elle jouxte la « colline » ou est indiqué « Aqui… » (ici…), qui elle-même représente bien la cordillère de Pantiacolla, où est effectivement Paititi.
La mention « Coeur du Coeur » pourrait avoir un rapport avec les nombreux cœurs sculptés retrouvés sur les berges à l’embouchure du Rio Pantiacolla. Le texte présent sur la carte laisserait penser à un rituel d’entrée dans la territoire, réservé aux poètes et à l’Amour le plus pur.
© Vincent Pélissier 2016
L’énigme de la lagune
On retrouve un caractère récurent dans légende de Paititi ainsi que chez de très nombreux chroniqueurs : la présence d’une lagune autour de la montagne sur laquelle se trouve Paititi. De cette lagune partait selon certaines versions un chemin en dalles de pierre noire qui permettait d’accéder au cœur de la cité.
Hors force est de constater que contrairement à tous les autres éléments mentionnés dans la légende, il n’y a pas de lagune à proprement parler sur le site. Comment expliquer cela ? Tout d’abord, il faut comprendre, et le cas n’est pas isolé, que sur ce point une faille de traduction a depuis l’origine induit les espagnols en erreur :
En effet, les indiens leur parlant de Paititi, qui vivaient au bord des rivières, avaient dans leur dialecte mille et un mots pour désigner les cours d’eau. Le mot « cocha » en quechua, est l’équivalent du terme « para » dans la langue des Tupi Caraïbes, ce qui signifie « grande eau » de manière générale. Chez les incas eux-mêmes « cocha » était un mot voulait dire beaucoup de choses, selon le contexte une grande « cocha » pouvait désigner la mer, mais tout aussi bien une lagune de grande dimension, un lac, des terres inondées, ou même un fleuve…
Illustration de cette confusion, une lagune désigne à l’origine une étendue d’eau saumâtre séparée de la mer par un cordon sableux, mais en pleine Amazonie on retrouve le terme un peu partout :
Le terme « Para », le concept de « grande eau » des Tupi-Caribe a donc été dans la plupart des cas traduit aux missionnaires ou conquistadores par des interprètes quechuas qui eux-mêmes désignaient déjà ce concept par un autre mot (cocha) au sens probablement légèrement différent, le tout sans avoir la moindre idée, puisque les traducteurs eux-mêmes ne connaissaient pas Paititi, de ce à quoi ils faisaient vraiment allusion. Les chroniqueurs n’ont pas pu saisir la multiplicité des sens de ce mot, et si dans ce contexte précis il signifiait lagune ou autre-chose. Revenons donc au concept originel de « grande eau », en gardant à l’esprit que la fameuse lagune peut donc désigner toute sorte d’étendue d’eau.
Des rivières contournent sur presque tous les côtés le massif rocheux de Paititi, ce qui sous bien des angles donne l’impression d’une montagne entourée d’une véritable douve, mais on reste encore assez loin d’une lagune de grande taille avec une « île-montagne » au milieu.
Blas Valera n’a pas représenté de lagune, mais il a bien dessiné des embarcations qui contournent la montagne, et naviguent vers la partie non protégée par la barre rocheuse, semblant être le seul moyen d’accéder au plateau. Dans la réalité, c’est également le cas : les parois du plateau sont partout extrêmement abruptes, sauf sur cette partie arrière, après la barre rocheuse. L’accès principal à la cité se serait donc fait par ce côté.
En 500 ans, l’eau vive des Andes et la végétation ont modifié les berges et il est difficile de discerner leurs contours antérieurs. Mais en étudiant la topographie en détail, deux zones me sont apparues comme étant des retenues d’eau quasiment naturelles, pouvant en tout cas être aménagées en construisant un barrage, ce qui était tout à fait à la portée des incas. Celle de gauche, ne nécessitant qu’un barrage de largeur très réduite, se trouve à l’endroit où arrivent les bateaux dessinés, et d’où part d’après mes observations un chemin important qui monte à la cité : elle pourrait bien avoir été la fameuse lagune.
Préférant rester très prudent avec les données indiquées par le logiciel, je n’ai tracé que l’étendue d’eau que les altitudes indiquées devraient naturellement créer. En réalité, la rivière doit se frayer un chemin dans une gorge étroite à l’endroit marqué d’un point rouge. Si on envisage un barrage profitant de la topographie des lieux, utilisant comme base solide des blocs de roche précipités dans la gorge depuis les deux montagnes adjacentes, on peut facilement arriver à une retenue d’eau longue de 5 kilomètres et large de 2 kilomètres environ, qui s’étendrait devant la seconde moitié de la grande barre rocheuse, et qui serait alimentée par la rivière contournant la montagne.
Cela restait à ce stade une spéculation, mais une possibilité intéressante. C’est en obtenant enfin une version du dessin de Blas Valera de meilleure qualité que j’ai noté un détail qui confère une toute autre dimension à cette hypothèse :
Images tirées du manuscrit Exsul Immeritus Blas Valera Populo Suo, Collection Miccinelli
Si cela ne représente pas une gorge entravée par des rochers, un barrage retenant de l’eau… Encore une fois, je n’en suis pas revenu, c’est comme si Blas Valera en personne guidait ma pensée et me fournissait ensuite les solutions… Ce barrage est bien dessiné sur l’arrière de la montagne, et a même été placé du côté de la rivière où je l’avais envisagé.
Etant donné la nature du terrain, il aurait créé une retenue d’eau de grande dimension, en tout cas assez importante pour mériter le nom de « grande eau ». On peut affirmer que son caractère artificiel aurait forcément marqué profondément les indiens de la forêt, qui n’auraient pas manqué de mentionner cette retenue d’eau extra-ordinaire, un peu à la manière dont nous décrivons les villes que nous découvrons par leurs plus impressionnants monuments.
On peut de plus ajouter que les chiriguanaes qui ont principalement renseigné les espagnols au sujet de Paititi (voir la suite), arrivaient au site, objectif de leurs raids, par ce côté depuis les sources du Manu, et devaient donc voir au premier plan cette grande lagune, puis derrière la montagne imposante, entourée de chaque côté par les rivières. Ils ne voyaient pas l’autre côté, et supposaient donc que la montagne était plantée au milieu d’une sorte d’immense lac.
Constatation très intéressante, je viens de m’apercevoir qu’une légende dans Google Earth donne bien à la rivière qui entoure Paititi le nom d’une lagune, et pas n’importe lequel : « Laguna Origen del Ma », soit je pense avec une petite faute « Lagune origine de la mer »… Ça en dit long d’une part sur le fait que cette boucle fluviale était bien considérée comme une lagune, et d’autre part sur son importance : l’origine de la mer, rien que ça… Et pour cause : Paititi se trouve dans la zone précise de la naissance de tous les plus grands affluents de l’Amazone. On sait l’importance de ce fleuve géant sur le continent sud-américain, et ce nom laisse penser que pour les indiens amazoniens, il prenait sa source à Paititi et remplissait ensuite l’océan Atlantique.
J’ai du prendre un peu de recul et de hauteur pour que l’ensemble apparaisse sous Google Earth, mais depuis le sommet de la dernière crête forestière (au premier plan), la vue sur la lagune et sur la montagne derrière devait être bien plus saisissante. Les dimensions sont colossales.
Ajoutez à cela le fait que les rares chiriguanaes qui sont parvenus lors de leurs raids à arriver jusque là ont dû décrire ce paysage oralement aux membres de leur tribu n’ayant pas vu le site, que la description s’est ensuite transmise de génération en génération pendant des centaines d’années (comme nous le verrons) avant d’arriver aux espagnols, puis les difficultés de traduction expliquées ci dessus, et vous obtiendrez la seule montagne de tout le continent à se trouver au centre d’un lac.
C’est ainsi que Gonzalo Solis de Holguin, celui qui a suivi le plus loin les chiriguanaes, depuis Santa-cruz en Bolivie jusqu’à la terre des « Toros » qui semble être au nord des plaines de Mojos, récolte des informations sur un grand seigneur régnant plus au nord encore, appelé Yaya, dirigeant un peuple habillé « comme nous » appelé « raqui » et armé de frondes « comme les indiens du Pérou ». Il apprend également que là où vit le Yaya, une grande lagune entoure une haute montagne.
La confirmation par les cartes
Le mystère de la lagune résolu, voyons dans quelle mesure cette caractéristique géographique, si souvent cité dans les descriptions, aurait pu nous aiguiller dès le départ sur la localisation de Paititi.
Je suis passionné de cartes anciennes. Si il y a bien une chose dont on peut se rendre compte immédiatement en les étudiant et en les comparant à Google Earth, c’est qu’elles sont absolument toutes fausses, et en général assez largement, c’est ce qui fait leur charme. On comprend en effet qu’à l’époque où elles ont été réalisées, les données précises manquaient cruellement, et que leurs auteurs essayaient de compiler au mieux des informations issues d’observations directes sur le terrain proche, de rapports plus ou moins clairs d’expéditions, et pour les zones restées vierges de toute exploration d’indications orales des locaux.
C’est ce dernier point qui m’intéresse.
Car malgré l’imprécision de ces informations probablement recueillies oralement à grand peine auprès des indiens de la forêt peu habitués à la rigueur cartographique, on peut tout de même discerner quelques indices utiles. On sait qu’ils connaissaient Paititi, et la décrivaient comme une montagne entourée d’eau.
Si un cartographe les a questionné sur son emplacement, c’est ainsi qu’il a du la représenter, en la plaçant dans un secteur indiqué par eux en prenant pour repères les grandes montagnes ou les fleuves importants.
Or, voilà ce que j’ai remarqué sur plusieurs cartes :
On peut noter la représentation d’un lac avec une île au milieu, appelé « Tibiari ». Le cours des fleuves est complètement faux, étant donné que la zone a été très peu voir pas du tout explorée par les espagnols en 1597. Cependant on peut tout de même reconnaître le haut bassin du Madre de Dios/Madeira en dessous, et le haut bassin de l’Ucayali au dessus, dont le bras le plus méridional est l’Urubamba. Les deux hauts bassins ne sont en réalité pas reliés comme sur la carte, mais on peut penser qu’à l’époque le rio Manu semblait les faire communiquer. Enfin, l’emplacement de Cusco et du Titicaca rendent la chaîne de montagne voisine de Pantiacolla identifiable.
Aucun lac dans la région située entre ces quatre repères n’existe sur les vues satellites, ce qui laisse penser que l’indication fut orale. La représentation d’une île fait clairement penser à l’idée de Paititi que se faisaient les indiens de la forêt. Et en effet, Paititi se trouve bien dans cette zone.
J’ai effectué de longues recherches sur le terme « Tibiari », pour trouver finalement dans un ouvrage ancien qu’il correspondait au nom d’une tribu sur laquelle je n’ai pu réunir aucune information. En Guarani, « Ari » signifierait « au dessus » ou « sur », mais je n’ai pas trouvé à quoi « Tibi » pouvait renvoyer étymologiquement. Je ne suis d’ailleurs pas persuadé que l’origine du terme soit Guarani…
Une carte bien postérieure représente également deux lacs dans cette zone demeurant encore mal documentée, toujours associés à la source d’une rivière, comme Paititi l’est dans la légende.
Je ne m’avancerai pas trop sur la réelle correspondance du lac Tibiari avec Paititi, et considère seulement qu’il s’agit d’une hypothèse, en essayant de me mettre à la place d’un cartographe de l’époque, complétant ses observations avec des sources orales.
Je peux cependant constater que Paititi se trouve effectivement dans la zone en question, et est même particulièrement proche d’un des deux lacs/sources indiqué sur la dernière carte.
Fait très intéressant, encore de nos jours sur Google Earth, en activant les noms des fleuves, on se rend compte que la rivière qui entoure Paititi est légendée comme : « Laguna Origen del Ma », ce qui je pense avec une petite faute signifie « Lagune Origine de la Mer ». Et en effet, on constate que Paititi est précisément dans la zone où le Ucayaly et le Madre de Dios prennent tous deux leur source, sans oublier le Purus et le Jurua la prennent tout près également. Ce sont les quatre plus grands affluents de l’Amazone, qui aurait alors été vue par les Indiens ou Incas comme le fleuve qui remplissait la « Mer », c’est à dire l’océan Atlantique, avec l’eau des environs de Paititi… Ceci expliquerait que cette lagune soit si connue et si souvent cité d’un bout à l’autre du continent.
Il existe une autre carte bien connue de tous ceux qui s’intéressent à Paititi, et qui est censée indiquer beaucoup plus explicitement l’emplacement de cette cité :
Elle a été réalisée par un jésuite au XVII ème et est conservée au Musée Ecclésiastique de Cusco. Pendant très longtemps, j’ai considéré cette carte comme une fantaisie, la concrétisation illustrée des fantasmes espagnols sur le royaume de Paititi, basée sur aucune information fiable. Ce premier jugement était en grande partie dû au fait qu’elle ne correspond à aucun lieu existant et suscite donc des dizaines d’interprétations abracadabrantes, mais aussi que son texte pour le moins mystérieux la rend obscure et bien trop sujette aux interprétations ésotériques.
Dans le cadre, on peut lire : « Coeur du Coeur, terre indienne de Paititi dont les habitants s’appellent indiens (avec un jeu de mots in-dios : en Dieu), tous les royaumes ont une frontière avec lui, mais lui n’a de frontière avec aucun ». En haut à l’intérieur : « Voici les royaumes de Paititi, où se trouve le pouvoir de faire ce que l’on souhaite, où le riche ne trouvera que nourriture et le poète seulement sera en mesure d’ouvrir la porte, scellée depuis toujours par l’Amour le plus pur ». En bas, sur ce qui semble être une colline : « Ici peut être vu sans détour la couleur du chant des oiseaux invisibles »
J’ai donc méprisé cette carte pendant très longtemps, mais récemment, je suis retombé dessus juste après avoir lu les travaux de Laura Laurencich, la chercheuse spécialiste de Blas Valéra et des manuscrits de ce dernier. En regardant cette carte, une étrange impression de déjà vu m’a saisi : la typographie, le style des dessins (soleil), l’utilisation de rouge et de noir… Tout cela ressemble étrangement au travail du Père Blas Valera et de son acolyte le frère Gonzalo Ruiz. Mes soupçons se sont accentués du fait que cette carte soit d’origine jésuite, datée du XVIIème, et signée ainsi :
Le « B » est bien visible, et m’a fait penser à l’initiale de Blas Valera, le « G » qui l’entoure serait l’initiale de Gonzalo Ruiz. Le caractère spirituel et très idéaliste du texte me rappelle également par bien des aspects à l’utopie chrétienne qu’ils voulaient mettre en place à Paititi.
Tout cela fait vraiment trop de coïncidences, et je pense être dans le vrai. Or si il y a bien deux personnes qui en savaient long sur Paititi, grâce à leurs contacts privilégiés avec la nobles de Cusco et leur parti pris pour le sauvetage des incas persécutés, c’était ces deux hommes. La carte indiquerait-elle bel et bien l’emplacement de cette cité ?
Je me mis à la recherche intensive de tout ce qui pouvait correspondre de près ou de loin au tracé de ces fleuves et montagnes sur Google Earth et sur les cartes anciennes, prenant en compte les défauts de la cartographie de l’époque. Mais encore une fois, je n’ai trouvé aucun fleuve qui aurait pu être représenté comme cela, et encore moins dans la zone où j’ai trouvé Paititi.
En réfléchissant à ce que je savais sur Blas Valera, je me rappelai alors d’une chose : le projet qu’il comptait mettre en place à Paititi était hautement secret et dangereux, car en totale contradiction avec les intérêts espagnols gouvernant la région. Toutes les traces écrites qu’il a laissé en rapport avec cette cité sont cryptées, ont deux ou trois lectures possibles, afin de cacher autant l’existence du projet que la localisation de la cité. Jamais avant cette carte il n’avait mentionné ce nom si dangereux de Paititi, hormis sous forme de tocapus, l’écriture secrète des incas, illisible pour les espagnols.
Jamais il n’aurait pris le risque de laisser une telle carte indiquant Paititi dans la nature. Ou du moins, comme ses autres écrits en la matière, pas sans la coder. Quel code aurait-il utilisé ? Je suis parti sur quelques pistes avant de trouver la réponse. Elle m’est venue en constatant que Blas Valéra, dans la double représentation de Paititi de Exmul Imeritus qui m’a permis de trouver la cité, s’était servit de la transparence du papier pour tracer la même montagne vue de derrière. Et si cette carte était destinée à être lue en la retournant, à la lumière de la flamme d’une bougie, en utilisant la transparence du support en parchemin?
Un simple « retourner horizontalement l’image » fait alors apparaître une toute nouvelle carte, parfaitement cohérente :
Je reprends mes recherches, et le résultat cette fois-ci me saute aux yeux immédiatement :
Le haut bassin du Madre de Dios. C’est la seule correspondance.
Ses quelques incohérences comme les montagnes basses représentées entre le rio de las Piedras et le rio Manu, ou dans le tracé des rivières, viennent très probablement des difficultés de représenter un terrain d’après des indications orales, sans l’avoir jamais vu.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : Les cartes de l’époque, début 17eme, étaient comme on l’a vu loin d’être parfaites, les zones qu’elles représentaient n’ayant pas été explorées. Celle-là s’avère au contraire en comparaison étonnement précise, pratiquement juste par rapport aux vues satellites, une grande première pour l’époque qui confirme encore une fois les sources locales privilégiées de Blas Valera. Hormis la disposition générale qui ne correspond qu’au Madre de Dios, certains éléments sont particulièrement probants, notamment la forme du parcours de l’affluent à gauche de la montagne, avec cette boucle caractéristique.
Fait très intéressant, on retrouve comme sur les autres cartes une île représentée au sud du Rio Manu, qui se veut représenter Paititi : En effet, elle jouxte la « colline » ou est indiqué « Aqui… » (ici…), qui elle-même représente bien la cordillère de Pantiacolla, où est effectivement Paititi.
La mention « Coeur du Coeur » pourrait avoir un rapport avec les nombreux cœurs sculptés retrouvés sur les berges à l’embouchure du Rio Pantiacolla. Le texte présent sur la carte laisserait penser à un rituel d’entrée dans la territoire, réservé aux poètes et à l’Amour le plus pur.
© Vincent Pélissier 2016